État des lieux

L’amélioration de la connectivité et la rapidité du taux de pénétration de l’Internet en Afrique favorisent la multiplication des plateformes d’e-commerce sur le continent. Ce marché émergent que les géants du e-commerce étudient avec intérêt sans vraiment s’y risquer encore[1]croît lentement, mais surement. Selon un rapport de Statista[2], il a généré un revenu de 16,5 milliards de dollars en 2017 et devrait atteindre 29 milliards de dollars en 2022 puis 75 milliards de dollars en 2025 selon le cabinet McKinsey[3].

Les obstacles tels que la fracture numérique, le fort taux d’analphabétisme, la faible bancarisation, la non généralisation des adresses physiques, des infrastructures routières propres aux contextes locaux et une cybercriminalité rampante, loin de freiner l’essor du commerce électronique, favorisent la création de nouvelles manières de commercer en ligne et de nouveaux produits et services qui inspirent le reste du monde[4].

Une révolution silencieuse se met peu à peu en marche dans les pratiques commerciales et les modes de consommation des africains. Ainsi le paiement en ligne est remplacé par le paiement en espèce à l’arrivée ou par le mobile money[5]; le suivi des commandes assuré par des centres d’appels, les adresses physiques sont substituées par des points relais ou par un système de localisation par GPS etc. Par ailleurs, avec une fracture numérique importante et un fort taux d’analphabétisme, la technologie USSD[6]pourrait à l’avenir constituer outil d’expression du consentement en matière d’e-commerce.L’Afrique étant un continent de 54 pays et de plus d’un milliard d’habitants, des disparités sont naturellement à noter entre les régions de l’Est, de l’ouest, du Centre, du Sud et du Nord mais aussi entre les pays anglophones et les pays francophones. Quelques pays anglophones ont pu accompagner et encadrer de manière cohérente le développement du commerce en ligne : il s’agit de l’Afrique du Sud, l’Ile Maurice, du Nigéria, du Kenya et les Seychelles. Au niveau régional la COMESA[7]prévoit la création d’une zone de libre échange digitale[8]tandis que l’UEMOA[9]s’est efforcée de créer un cadre légal pour les transactions électroniques. Les pays francophones, plus particulièrement, ceux de la zone OHADA[10]multiplient sans concertation les réglementations nationales. Il en résulte une réglementation éclatée, incomplète et souvent inadaptée aux réalités locales et à l’évolution rapide des nouvelles technologies. D’un autre côté, l’OHADA tarde à proposer une réglementation uniforme du commerce en ligne. Or, vu l’essor du commerce électronique, son potentiel de développement et ses enjeux économiques pour l’Afrique, une réglementation qui prenne en compte les usages locaux du e-commerce et qui établisse un semblant d’équilibre entre les intérêts divergents des e-commerçants, des consommateurs et des États, s’impose.

I. Un cadre juridique disparate, inadapté et incomplet en zone OHADA

Le Sénégal[11], le Burkina Faso[12], le Cameroun[13]la Côte d’Ivoire[14], ou encore le Congo, le Gabon[15], la Guinée[16], la Mauritanie[17], le Tchad[18]et le Togo[19], ont adopté une règlementation du commerce électronique qui reste très succincte. Par ailleurs les pays membres de l’UEMOA précités ont complétement ignoré la réglementation préexistante de l’UEMOA en matière de transaction électronique[20].

D’un autre côté, l’OHADA règle dans l’Acte uniforme portant droit commercial général[21]la question de la validité des documents électroniques et des signatures électroniques mais ne fait aucune mention des thématiques de base du commerce électronique.

Ainsi, les questions suivantes sont soit ignorées soit peu développées :

  • Les transactions électroniques (notamment pas mobile money)
  • Le contrat électronique
  • La signature électronique ;
  • La preuve électronique ;
  • La sécurité des échanges électroniques ;
  • La protection des données à caractère personnel des consommateurs ;
  • La sécurité des systèmes de paiement ;
  • La cybercriminalité[22];
  • La protection du consommateur ;
  • La coexistence de procédures matérialisées et de procédures dématérialisées ;
  • L’application des techniques électroniques aux actes commerciaux ;
  • La question de la résolution des litiges

L’éclatement des réglementations pose la question de la conciliation des différentes réglementations notamment pour des transactions transnationales. Elle affaiblit les petits e-commerçants locaux qui souhaitent développer leurs activités à l’international et place en position de faiblesse les consommateurs qui se retrouvent soumis à une protection multiforme en fonction de la loi applicable à leurs transactions. Au-delà de ce problème, il semble que les autorités législatives et judiciaires se heurtent à leurs propres limites quant à leur maitrise de la sphère digitale. Cette situation atténue les effets des évolutions législatives d’un domaine  qui par nature est en constante évolution. Enfin, le manque d’uniformisation des textes et une faible voire une absence de coopération place les États en position de faiblesse lorsqu’il s’agira de négocier des conventions sur le e-commerce avec d’autres États ou zone(s) économique(s).

II. Une réglementation uniforme du commerce électronique et conforme aux réalités spécifiques du continent africain souhaitable

Pour les entreprises locales et étrangères, l’absence de règlementations nationales et régionales cohérentes et/ou uniformes ainsi que le manque de coordination et de coopération des législateurs nationaux et régionaux peut constituer un sérieux handicap pour le développement du commerce électronique au-delà de leur pays d’origine. Une règlementation uniformisée du commerce électronique dans l’espace OHADA ou même étendue à tout le continent permettrait aux entreprises de gagner en prévisibilité et donc en sécurité juridique lors de leur développement à l’international.

Pour des consommateurs africains méfiant face à l’explosion de la cyber escroquerie et habitués au contact physique avec leurs marchands, une réglementation du commerce électronique qui prenne en compte leurs habitudes d’e-consommateurs permettrait d’asseoir plus aisément leur confiance afin qu’ils renouvellent leurs achats en ligne. La possibilité de se rétracter et d’être remboursé après un achat, la protection des données bancaires et à caractère personnel, le fait d’être assuré que le site web utilisé pour ses achats est fiable et abrite une vraie entreprise avec de vrais produits ou services conformes à leur description constituent autant d’éléments à prendre en compte par les législateurs pour favoriser l’essor du commerce électronique au niveau national, régional et continental.

Sur un continent ou le niveau d’analphabétisme est élevé, la question du consentement électronique du consommateur et de sa preuve doit être définie à la lumière des réalités locales et des technologies existantes ou à venir. Sur ce point l’utilisation de la technologie USSD présente un fort potentiel et permet en outre de limiter l’atteinte aux données à caractère personnel.

La question des instances ou organes de recours en cas de litige est également à régler ainsi que celles des juridictions compétentes surtout dans le cadre d’opérations transnationales.

Pour les États africains, les enjeux d’une réglementation équilibrée du commerce électronique sont hautement stratégiques, il s’agira de veiller à garder un savant équilibre entre les intérêts des consommateurs, des e-commerçants et des administrations douanières et fiscales mais aussi des états transfrontaliers et amis. Pour ce faire, les pays de la zone OHADA doivent régler la question de la localisation des entreprises virtuelles afin de définir quelle loi leur est applicable. Ils doivent également se donner les moyens de disposer et de contrôler les informations fournies par ces entreprises virtuelles notamment sur leur siège social, leurs transactions, leurs résultats financiers, les données traitées, en particulier les données à caractère personnel et leur utilisation.

La question du contrôle des résultats comptables et financiers des entreprises virtuelles en particulier ceux des multinationales, se pose de manière encore plus prégnante dans un écosystème où le taux de bancarisation est faible et où la majorité des paiements sont effectués en cash au moment de la livraison ou via mobile money. Pour des entreprises construites en cascade, la difficulté sera de déterminer le bénéficiaire de revenus imposables dans la zone OHADA.

Il est également important que les législateurs de la zone de l’OHADA se concertent afin d’éviter un ‘forum shopping’ dû à des réglementations nationales douanières[23], fiscales ou sociales plus intéressantes pour les entreprises virtuelles et /ou moins protectrice des consommateurs et des données à caractère personnel.

Enfin, avec l’échec de la Convention de Malabo[24], une réglementation mettant en œuvre une réelle coopération interétatique pour lutter contre la cybercriminalité sur le continent est vivement souhaitable. Ceci permettrait d’assurer une meilleure protection des entreprises e-commerçantes contre le ‘hacking’ mais aussi celle des consommateurs contre la cyber escroquerie.

Les défis à surmonter par le législateur de l’OHADA sont multiples en matière de réglementation du commerce électronique. Il sera tentant pour lui de s’inspirer de ce qui se fait ailleurs, mais il devra veiller à adopter un cadre juridique qui tienne en compte les réalités du continent.

Conclusion : Une réglementation continentale comme solution

L’entrée en vigueur le 30 mai 2019 de l’accord sur la zone de libre-échange continentale africaine (ZLECA[25]) et la création future d’une réglementation continentale des paiements électroniques transfrontaliers pourrait faire espérer la mise en place à moyen terme d’une réglementation continentale du e-commerce.Nous espérons qu’elle fera aussi naître une réglementation uniformisée du commerce électronique, de la protection des données à caractère personnel ainsi qu’un accord de coopération interétatique pour lutter contre la cybercriminalité.

En attendant, il est à noter que 47 pays membres de l’Organisation mondiale du commerce dont les États-Unis et la Chine, aux côtés de l’Union européenne[26]ont décidé d’entamer des négociations pour mettre en place des règles mondiales en matière de commerce électroniqueDans ce contexte,il est opportun que les pays de la zone OHADA et plus généralement tous ceux du continent puissent faire entendre d’une seule voix leurs spécificités à faire intégrer dans une réglementation qui serait mondiale. L’autre enjeu pour les pays africains sera de rester unis et de parler d’une seule voix pour mieux récupérer et se répartir leur part fiscale des recettes générées par les GAFAM[27]sur le continent.

[1]Google au Ghana et Facebook au Nigéria y financent des incubateurs de start up, Amazon ne s’y est pas risqué et Microsoft y est bien actif depuis quelques années.

[2]https://www.practicalecommerce.com/africa-emerging-ecommerce-market-many-challenges.

[3]Etude du cabinet McKinsey de 2013 :  Lions go digital : The Internet’s transformative potential in Africa:

https://www.mckinsey.com/~/media/mckinsey/industries/high%20tech/our%20insights/lions%20go%20digital%20the%20internets%20transformative%20potential%20in%20africa/mgi_lions_go_digital_full_report_nov2013.ashx

[4]Agri Tech, gov Tech, e-learning, mobile money, mobile Banking, et e-médecine, livraison de médicaments par drones, etc.

[5]Orange Money ou MTN Mobile Money par exemple.

[6]Unstructured Supplementary Service Data ou Données de Services Supplémentaires non Structurées.

[7]Common Market for Eastern and Southern Africa.

[8]https://www.businessdailyafrica.com/corporate/tech/Comesa-to-set-up-team-on-digital-free-trade-area/4258474-4681338-a052tqz/index.html

[9]Union économique et monétaire ouest-africaine, (l’UEMOA) est composée de huit États membres : Bénin, Burkina Faso, Côte d’Ivoire, Guinée-Bissau, Mali, Niger, Sénégal, Togo.

[10]L’Organisation pour l’harmonisation en Afrique du droit des affaires (OHADA) comporte actuellement 17 pays états membres : le Bénin, le Burkina-Faso, le Cameroun, la Centrafrique, la Côte d’Ivoire, le Congo, les Comores, le Gabon, la Guinée, la Guinée-Bissau, la Guinée-Équatoriale, le Mali, le Niger, la République Démocratique du Congo (RDC), le Sénégal, le Tchad et le Togo.

[11]Loi 2008-08 du 25 janvier 2008 sur les transactions électroniques.

[12]Loi 2009-45 du 10 novembre 2009 portant réglementation des services et des transactions électroniques au Burkina Faso.

[13]Loi 2010-21 du 21 décembre 2010 régissant le commerce électronique au Cameroun ; Décret 2011-1521 du 15 juin 2011 fixant les modalités d’application de la loi du 21 décembre 2010 régissant le commerce électronique au Cameroun.

[14]Loi 2013-546 du 30 juillet 2013 relative aux transactions électroniques.

[15]Ordonnance 2018-14 du 23 février 2018 portant réglementation des transactions électroniques en République Gabonaise.

[16]Loi du 28 juillet 2016 relative aux transactions électroniques en République de Guinée, n° 2016-35.

[17]Ordonnance du 23 août 2006 relative aux instruments de paiement et aux opérations du commerce électronique, n° 2006-31.

[18]Loi du 10 février 2015 portant sur les transactions électroniques, n° 2015-08, 10-02-2015

[19]Loi du 22 juin 2017 relative aux transactions électroniques, n° 2017-07 ; Décret du 21 mars 2018 portant réglementation des transactions et services électroniques au Togo, n° 2018-62.

[20]Acte additionnel du 16 février 2010 portant transactions électroniques dans l’espace de la CEDEAO.

[21]Acte uniforme OHADA du 15 décembre 2010 portant sur le droit commercial général.

[22]Seuls quatre pays ont ratifié la Convention de l’Union Africaine du 27 juin 2014 sur la Cybersécirité et la protection des données à caractère personnel. Ce sont : le Sénégal, La Guinée, l’Ile Maurice et la Namibie.

[23]L’accord sur la Zone de libre échange Continentale devrait apporter des solutions sur la question notamment.

[24]Seuls quatre pays ont ratifié la Convention de l’Union Africaine du 27 juin 2014 sur la Cybersécurité et la protection des données à caractère personnel. Ce sont : le Sénégal, La Guinée, l’Ile Maurice et la Namibie.

[25]A ce jour, vingt-quatre membres de l’Union africaine ont ratifié l’accord prévoyant la création de la Zone de libre-échange continentale, signé le 21 mars 2018 par 49 États africains.

[26]Déclaration faite le 25 janvier 2019 lors du sommet mondial de Davos : http://europa.eu/rapid/press-release_IP-19-684_fr.htm.

[27]L’acronyme GAFAM désigne cinq des entreprises les plus puissantes du monde de l’internet à savoir : Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft.

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